Le florissant marché de la Finance islamique

Jeune Afrique, Hors-série Banques, Octobre 2007 (version originale de l'auteur)

S'il est un créneau prospère dans le secteur bancaire aujourd’hui, c'est bien la finance islamique. Avec une croissance estimée à près de 15% par an, soit 5 fois celle des banques conventionnelles, l'activité progresse de façon impressionnante depuis 2002. Parmi les facteurs qui expliquent le phénomène, il y a le constat d’une nouvelle ferveur religieuse dans le monde musulman, exacerbée par la guerre américaine en Irak. Quelques éléments conjoncturels aussi comme la flambée du brut qui remplit les caisses des pétromonarchies, la recherche par les investisseurs moyen-orientaux d'alternatives à leurs placements américains depuis les attentats du 11 septembre 2001, la déréglementation financière.
Que recouvre le concept de finance islamique ? Tout d’abord un objectif : faire coller la finance aux principes inscrits dans le Coran pour répondre aux besoins de financement de musulmans mal à l’aise avec le système bancaire conventionnel. Les textes encouragent en effet volontiers le commerce et le profit, mais interdisent strictement la pratique de taux d'intérêt considérée comme de l’usure (riba). L'argent ne doit pas faire de l'argent, la richesse doit provenir du travail.
Le système bancaire mondial heurte d'autres principes islamiques comme le partage équitable des gains et des pertes, l'interdiction de la spéculation sur des éléments d'incertitude (puisque seul Dieu est censé maîtriser l’avenir) : contrats d’assurance traditionnels, jeux de hasard et paris avec mise. Certaines activités économiques sont déclarées illicites comme l’alcool, armement, prostitution, casinos, jeux de hasard, consommation de porc. Investir son argent dans ces secteurs est donc prohibé. L'interdiction peut aller loin et couvrir le secteur de l'hôtellerie (lieu de consommation d'alcool) ou les médias (ceux qui appartiennent à l'industrie de l'armement ou proposent des publicités pour des produits illicites). Investir dans des entreprises endettées est également prohibé.
Mais comment rester compétitif sans facturer ses financements par de l'intérêt ? Les mécanismes sont complexes et pensés avec l'aide de savants religieux : au lieu de proposer un "crédit" immobilier classique, une banque islamique achètera elle-même le bien immobilier puis le revendra à son client par petits bouts, en lui facturant des "loyers" tous les mois… avec au passage une jolie marge bénéficiaire. Elle est copropriétaire. Le coût final de l'opération n'est pas nécessairement inférieur à celui d'un crédit classique mais le recours à l'intérêt a été contourné, puisque la banque a effectué une opération commerciale, pas un "crédit".
Des acteurs de la finance ont flairé le marché et développé dans les années 1970 une niche devenue aujourd'hui très lucrative. C'est au Proche et Moyen-Orient que l'on trouve la plus forte concentration de ce type de banques. La première à voir concrètement le jour a été Mit Ghamr Savings Bank en 1963 en Égypte (devenue Nasser Social Bank). En 1975, après la création par l'Organisation de la conférence islamique de la grande Banque islamique du développement (BID, à Jeddah), des banques islamiques commerciales comme Dubai Islamic Bank, Kuwait Finance House et Bahrain Islamic Bank son nées. Les Philippines s'y sont mises en 1973 (Ammarrah Bank), puis la Malaisie (1983) et l'Indonésie (1998). Certains pays sont allés encore plus loin en décrétant leur secteur financier tout entier islamique : Pakistan en 1979, Soudan et Iran en 1983.
Aujourd'hui, il y aurait plus de 280 institutions islamiques (contre 34 en 1983), banques et fonds d'investissement confondus, rapporte l'agence Moody's, pour un total d'actifs estimé $ 300 milliards ($ 500 milliards selon Standard & Poor’s). Bahreïn totalise 50 institutions et démontre la plus grande inventivité en matière de produits et de services, avec la concurrence accrue de Dubai et du Qatar. Autre pôle visible : la Malaisie, dont la part de finance islamique est passée de 0 en 1983 à plus de 12% aujourd'hui. Dans les pays du Golfe, 20% à 30% des dépôts sont "islamiques", 2 à 3% en Turquie. La National Commercial Bank (Arabie Saoudite), première banque arabe du monde, envisagerait de faire passer de 16% à 80% la part de ses crédits islamiques et pris la décision de convertir ses 260 agences de détail.
Leurs financements s'adressent essentiellement aux gros investisseurs et aux institutionnels. Fin 2005, la société portuaire de Dubaï a fait une offre à l'armateur britannique P&O Nedlloyds via un montage financier islamique : $ 3,5 milliards sous forme de Sukuk (obligations conformes à la charia). Les bénéfices ont été adossés à ceux de la Société des ports et zone franche de Dubai (PCFC), impliquée dans le deal. En 2005 gouvernement pakistanais a émis un emprunt de $ 600 millions pour construire une autoroute, les des pieux investisseurs se rémunérant sur l'activité future des péages. A l'été 2004, le Land allemand de Saxe-Anhalt a émis des Sukuk à hauteur de 100 millions d'euros pour attirer des investisseurs du Moyen-Orient. Pour ce faire, il céda une partie de son parc immobilier à une fondation nouvellement créée (installée aux Pays-Bas pour des raisons d'imposition), qui le mit en leasing aux investisseurs. Le fisc allemand a dû apprécier…
Même en Europe, avec ses 14 millions de musulmans (supposés clients potentiels) le marché suscite des convoitises. Le Royaume Uni a franchi le premier pas. Depuis bientôt 3 ans, le pays possède sa propre banque islamique : Islamic Bank of Britain (IBB). "C'est la première banque 100% islamique dans toute l'Europe", se félicite Farrukh Raza, Directeur des ventes de IBB. "Nous avons mis 2 ans à convaincre les autorités britanniques de la nécessité du projet mais aujourd'hui le gouvernement fait preuve de beaucoup de compréhension à l'égard de la communautés musulmanes". Plus que ça, l’actuel Premier ministre Gordon Brown a déclaré en juin 2006, alors ministre des Finances : "Nous avons l'ambition de faire du Royaume Uni le centre mondial de la finance islamique".

Avec un capital de 20,6 millions d’euro environ, IBB propose déjà des comptes courants, comptes épargne, cartes de débit, téléphonie et poste bancaire, prêts immobiliers, à la consommation, et banque par Internet. IBB compte un réseau d’une dizaine d’agences et envisage de lancer des opérations dans d'autres pays européens d’ici deux ans. "Le plan commercial prévoit des pertes pour les 3 premières années. Les actionnaires ne touchent donc pas de bénéfices, mais les dépositaires en percevront à partir de la 4e année de notre activité. Il faut beaucoup de patience", reconnaît Farujh Raza. Au nom du principe de partage des pertes et des profits, l'argent placé sur un compte d'épargne ou d'investissement islamique peut en effet générer… des pertes pour le client si les résultats de l’établissement sont mauvais. "Nous avons pris beaucoup de précaution pour que cela n'arrive pas mais pour avoir l'aval des savants islamiques nous devions maintenir un élément de risque de pertes dans les comptes", confie M. Raza.
Mais s’il n’existe pas d’autre banque islamique en tant que telle en Europe, les banques occidentales ont pour la plupart développé des fenêtres ou filiales spécialisées. Citibank a été la première a ouvrir sa filiale en 1996 à Bahrein, suivi de HSBC qui a implanté Amanah Finance en 1998 à Dubaï. Le groupe UBS a créé sa filiale Noriba Bank à Bahreïn en 2002. En juin 2003, le français BNP-Paribas a lancé une unité de banque islamique à Bahrein et vend ses produits aux institutions financières islamiques. D'autres banques conventionnelles dédient tout un département à ce créneau : Standard Chartered, Goldman Sachs, Dresden Bank, ABN Amro, Barclays, Société Générale, Deutsche Bank et plus récemment Calyon. L’essentiel est de trouver les bons religieux pour valider les produits. "Pour des raisons d'image, les banques françaises refusent de communiquer sur ces activités", regrette en France l'Association d'Innovation pour le développement économique et immobilier (Aidimm), think tank sur la finance islamique basé à Montreuil.
"En Grande Bretagne, les banques conventionnelles ont seulement ouvert des fenêtres : leurs produits sont limités (prêts immobiliers pour la plupart) et elles ne font pas de retail. Si certains ont commencé à offrir des comptes courants il n'y a aucune banque qui comme nous fasse de l'épargne, ou finance le commerce ou des institutions", insiste pour sa part M. Raza de IBB.
La création en France d'une banque islamique n'est pas pour demain, cependant. "C’est un problème de réglementation", explique le consultant Zoubeir Ben Terdeyet, de Isla-invest Consulting, première entité française spécialisée dans le conseil en investissement islamique. Parmi les obstacles : l'impossibilité pour les banques d'exercer une activité marchande (achat immobilier et mise en location par exemple), la double taxation puisque un prêt immobilier islamique consiste en une double opération (achat par la banque, rachat par le client), crédit-bail réservé aux professionnels, pas aux particuliers, etc.
"Les fonds islamiques d'investissement commencent cependant à être très actifs en France mais uniquement dans de l'immobilier car c'est ce qu'il y a de plus simple à mettre en place aujourd'hui", poursuit M. Terdeyet. Gulf Finance House, par exemple, aurait ainsi investi près de 400 millions d'euros dans l'immobilier, en passant par Centuria, filiale de Dexia et principal conseiller des grandes banques du Golfe en France sur ce créneau. La filiale de la Société générale, Fimat internationale banque, vient de lancer trois fonds de $ 20 millions.
"Notre ambition dans un premier temps est de créer un indice boursier pour les valeurs halal (licites) tirées d'Euronext", précise M. Terdeyet. Pour guider l'investisseur musulman, il existe déjà le Socially Aware Muslim Index (SAMI), lancé en novembre 1998, qui classe 500 sociétés aux activités conformes à la Charia, mais aussi le Dow Jones Islamic Market (lancé en 1999), qui regroupe 600 entreprises, majoritairement américaines, ainsi que des indices en Malaisie et en Indonésie. Mais rien en zone euro pour le moment.
Le business est donc florissant. Pour Ibrahim Warde, Professeur associé à la Fletcher School of Law & Diplomacy au Massaschussetts, "l’attrait actuelle de la finance islamique s’explique en effet aussi par les excès de la finance globale" et la recherche de financement plus éthiques. Mais les critiques ne manquent pas. Certains pointent du doigt la mauvaise gestion, au vu des échecs et faillites des années 1970-80 au Pakistan, en Egypte. "Les banques islamiques ont appris à leurs dépends que le partage des risques ne pouvaient fonctionner dans des pays où les entreprises tiennent des comptes falsifiés", explique Timur Kuran, professeur d'économie aux Etats-Unis.
Ensuite, pour s’adapter aux normes de la finance mondiale, certains savants ont accepté « d’actualiser » quelques principes et pratiques islamiques au nom de « l’intérêt général ». Les instruments qui rencontrent aujourd'hui le succès le plus important sont parfois ceux qui, dans les années 1970, étaient considérés comme illicites comme les produits d’assurance, spéculation par excellence sur la volonté de Dieu. On les appelle des takaful et ils totalisaient plus de $ 2 milliards en 2005, avec une croissance de 30% par an ( !), concentrés essentiellement dans le Moyen-Orient et en Malaisie. Sans parler de la re-assurance, appelée re-takaful. Même les compagnies d’assurances occidentales comme AIG, Allianz, Aviva présentes dans ces pays s’y sont mises. Il est également permis d'investir aujourd'hui dans des valeurs endettées dans la limite de 33% de la capitalisation boursière.
La finance islamique est devenue en fait un lieu réel d’innovation, avec une gamme de produits de plus en plus vaste. Nés il y a 10 ans, les sukuk, ou équivalents d’obligations version islamique, commercialisés auprès d’investisseurs internationaux, connaissent un succès en flèche depuis 2 ans. Conscientes de l’utilité de diversifier leurs risques, les banques islamiques recourent au marché des capitaux d’une façon de plus en plus élaborée. Au lieu de s’adosser uniquement à leurs comptes de dépôts ou au marché immobilier, elles se tournent même vers des… fonds spéculatifs islamiques.
Le secteur de la finance islamique va devoir répondre rapidement à plusieurs défis, outre la faible capitalisation des institutions sont premièrement faiblement capitalisées. Un problème de ressources humaine d’abord : la légitimité du secteur repose fortement sur le rôle des religieux, qui émettent les fatwas nécessaires à tout nouveau produit. IBB au Royaume Uni consulte 3 cheikh reconnus. Or il est très difficile de trouver des spécialistes à la fois de théologie et de finances, et en outre polyglottes. Il existe une douzaine d’anglophone, souvent surbookés, et aucun francophone qualifié.
Ensuite, les positions diffèrent d'un pays à l'autre, d'un conseil des sages à un autre. Il y a nécessité de standardiser les avis des divers comités de charia'a. Seule la Malaisie pour le moment dispose d’un bureau national unique de la Charia, supervisé par le gouvernement au lieu de banques individuelles. Enfin les mesures de contrôle doivent être renforcées, tout comme la transparence. Il existe très peu d'études statistiques ou de répertoires, ne serait-ce que pour comparer les marges appliquées par les banques islamiques et les taux d'intérêts. Il n’y a souvent même pas d'organismes de régulation de ces marges, contrairement à l'environnement réglementé des taux d'intérêts classiques. Seuls le Koweït et Bahreïn ont émis une réglementation spécifique pour le secteur, le second disposant d’un exieant Accounting and Auditing Organisation for Islamic Financial Institution (AAOIFI).
Dans la pratique, affirme Timur Kuran, la plus grande partie des institutions islamiques actuelles intègrent des taux d'intérêt (maquillés) dans leurs montages financiers. Beaucoup de penseurs musulmans dénoncent un déplacement de vocabulaire. Certains fonds d’investissement ont des « stratégies offshore », reconnaît M. Terdeyet. Une partie des banques agit dans des paradis fiscaux et la majorité placent leur capital dans l'économie classique. De nombreuses questions qui cherchent encore des réponses.
Nathalie Gillet

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ENCADRE : L’Afrique nouveau marché

Malgré le potentiel, il n'existe pas de banque 100% islamique au Maghreb. Mais la pression monte et en février, la Tunisie a autorisé la création de la première banque islamique pour le développement du commerce interarabe. Malgré ses réticences, la banque centrale marocaine a finalement autorisé les banques classiques en mars à commercialiser à partir de juillet trois types de produits islamiques (musharaka, murabaha et ijara). Ils sont appelés toutefois « alternatifs » et l’autorisation d’ouvrir une banque islamique n’est pas à l’ordre du jour.
Mais sur le reste du continent aussi les choses bougent. Le Kenya qui espère bien attirer les liquidités du Golfe vient d’ouvrir sa première banque islamique en avril dernier, Gulf African Bank, qui appartient à un consortium : Bank Muskat International (55%), Istithmar (appartenant au gouvernement de Dubaï, 30%) International Finance Corporate (10%) et PTA Bank (5%). L’Afrique de l’Est pourrait en accueillir une deuxième Abu Dhabi Islamic Bank ayant annoncé en avril son intention de créer Great Lakes Islamic Bank à Kampala qui couvrira toute la région.
Enfin, les réformes engagées depuis 3 ans par le Nigéria dans le secteur bancaire ont aussi permis des opportunités de banque islamique. African Alliance Insurance, le principal fournisseur depuis 2003 de takaful, ou produits d’assurances islamiques, est en train de fusionner avec African Alliance Realty, Fire Equity et General Insurance. Cette année le pays devrait également voir naître sa première banque islamique, avec le lancement par une nouvelle holding de Jaiz Bank International. Une autre banque devrait proposer au Nigeria des produits islamiques : Platinium Habib Bank (PHB), née de la fusion de deux institutions américaine et pakistanaise. Quant à l’Afrique du Sud, Absa Bank a lancé Absa Islamic Banking en mars dernier. Reste à former le personnel adéquat dans ce secteur encore très jeune sur le continent.
NG

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ENCADRE : Principaux produits islamiques

- Moudaraba :
La banque finance entièrement l'entrepreneur et partage les bénéfices avec lui selon un pourcentage fixé à l'avance. Elle prend à sa charge les pertes éventuelles. La gestion du projet revient exclusivement à l’entrepreneur.

- Mousharaka :
Sorte de partenariat où la banque contribue avec l'emprunteur au capital, comme un actionnaire classique, profits et pertes étant partagés entre les deux au prorata de la participation. La banque, contrairement à la moudharaba, a un droit de regard sur la gestion du projet. Ces contrats ne représentent que 10% de l'activité bancaire islamique.

- Mourabaha :
Forme de prêt à court terme pour la fourniture de matières premières, biens d’équipement; la banque acquiert une marchandise pour le compte de son client, puis lui en transfère la propriété une fois qu'il en a payé le prix, avec bien sûr une marge bénéficiaire fixée à l'avance. Mode de financement de loin le plus pratiqué dans les banques islamiques, dans le financement de l'import-export (plus de 70% de l'activité).

- L’Istisna’a :
Variante de la Mourabaha, qui permet de financer l’acquisition d’un bien en cours de construction ou fabrication. Plus risqué pour la banque.

- L'ijara :
Sorte de contrat de location ou de crédit-bail; la banque achète une marchandise (biens d’équipement ou immeubles) qu'elle loue à son client pour une certaine période. Via l’option d'achat le client peut à terme en devenir propriétaire (avec la marge de rigueur). Dans ce cas, il ouvre un compte d’épargne où il verse des montants réguliers. Concerne surtout le secteur des transports, l'immobilier et la machinerie.

- Sukuk :
Obligations destinées à financer un projet sous forme de leasing, sorte de titrisation des produits financiers de base. L’investisseur court un risque de crédit et reçoit une part des bénéfices au lieu d’un intérêt. Le marché actuel dépasserait les $ 10 milliards et évoluerait à un taux annuel de… 90%.
NG