ECONOMIE

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Classement de banques en Afrique du Nord

Jeune Afrique, Hors-série Spécial Banques, Octobre 2007



Comme tous les ans près de la moitié du classement Afrique du Nord est occupé par les banques égyptiennes (22 au total), malgré le mouvement de concentration qui a eu lieu ces dernières années dans le pays. La banque publique NBE qui totalise à elle seule 23% des actifs bancaires égyptiens maintient largement sa première position, avec une hausse de son bilan de 18% et le quasi triplement de son PNB en un an. Elle est suivie par l’algérienne BEA, banque de la compagnie pétrolière Sonatrach. L’absence de données disponibles a éliminé la Libyan Foreign Bank de notre liste cette année mais compte tenu de l’embellie financière de la Libye liée au cours du brut, il ne serait pas étonnant qu’elle se classe en réalité parmi les 3 premières (total de bilan 2004 : 15,9 milliards de dollars). Même absence de chiffres pour la 1ère et 2e banque universelle de Libye, Gumhuriya et Sahari Bank.
Attijariwafa Bank progresse donc à la 3e place, talonnée par les deux autres banques marocaines, Crédit populaire (publique) et BMCE. Les deux banques privées se distinguent depuis deux ans par leurs ambitions au-delà des frontières du royaume : BMCE a créé une filiale en Tunisie et à Londres, et acquis 35% de parts dans le groupe bancaire africain BOA ; Attijariwafa Bank a créé une filiale à Paris, racheté une banque sénégalaise et une tunisienne, la Banque du Sud en 2005. Cette dernière apparaît donc cette année sous le nom de Attijari Bank Tunisie, au 34e rang du classement. Les deux groupes marocains attendent leur licence en Algérie et prospectent d’autres marchés comme la Libye et la Mauritanie, où le Crédit populaire, qui a déjà deux filiales en Afrique compte lui aussi s’installer. Si l’on ajoute l’ambition de la BIAT tunisienne d’ouvrir des filiales en Algérie, en Libye et au Maroc, on peut imaginer le début d’un processus d’intégration régionale.
Les filiales de banques françaises sont également à l’honneur, avec l’apparition cette année de deux entités de BNP-Paribas, l’une en Algérie (49e), l’autre en Egypte (46e), tandis que BMCI, la filiale marocaine du groupe français, grimpe au 14e rang et confirme sa place de 4e banque du royaume (et 1ère banque étrangère). L’identité méditerranéenne de BNP-Paribas s’est renforcée cette année avec l’acquisition en Libye de 19% de Sahari Bank, première privatisation bancaire dans ce pays.
Mais la Société Générale n’est pas en reste puisque sa filiale égyptienne NSGB a fait un bond à la 11e place cette année (contre 23e en 2006), depuis l’acquisition en 2005 de Misr international Bank (Mibank), qui fait d’elle la 2e banque privée égyptienne. La filiale marocaine du groupe français , SGMB, suit de très près celle de la BNP dans notre liste.
De son côté, le Crédit agricole y fait lui aussi une percée grâce au rachat d’Egyptian American Bank (45 agences) début 2006. Après l’intégration d’EAB par la filiale Calyon Egypt, en septembre 2006, l’entité commune apparaît cette année sous le nom de Crédit agricole Egypt et possède désormais le 3e réseau privé de banque de détail du pays Le groupe égyptien El Mansour & El Maghraby y détient également une petite participation. La filiale marocaine du groupe français, Crédit du Maroc, gagne pour sa part 6 places cette année.
Toutes ces banques évoluent dans des environnements en mutation. L’ensemble des pays de la région ont lancé en effet des processus de modernisation de leur secteur financier ces dernières années, dont les plus avancés sont ceux du Maroc, de la Tunisie et de l’Egypte. Au Maghreb, le système financier marocain est le plus large, le plus sain et le plus diversifié, avec un total d’actifs équivalent à 155% du PIB. Les banques nouent des liens croissants avec d’autres institutions financières et fonds de pension, tandis que la Bourse de Casablanca est la première du Maghreb (la 2e d’Afrique du Nord derrière Le Caire). Les banques marocaines sont devenues rentables et ont fait passer le taux de mauvaises créances de 15,6% en 2005 à 10,9% en 2006. La restructuration des banques publiques est quasiment achevée et une nouvelle loi bancaire a été promulguée en 2006.
En Tunisie, les banques commerciales ont acquis une certaine rentabilité, quelques unes ont été recapitalisées. Cinq anciennes banques de développement ont été converties en banques universelles, vouées à la privatisation ou à la fusion. Mais les banques tunisiennes souffrent toujours d’un poids élevé de créances douteuses, selon le FMI. Réduire ce dernier constituera le principal défi de ces prochaines années.
En Algérie, les banques ont dû augmenter leur capital minimum sous peine, comme Arcobank, de devoir mettre la clé sous la porte. L’assainissement des banques publiques de 1991 à 2001 a été évalué par le FMI à 3% du PIB. Un gros effort a été fourni l’an dernier dans les moyens de paiements, avec la mise en place du Real-time gross settlement systems (RTGS) en février 2006 et d’une plateforme de télé-compensation en mai 2006. De tels systèmes RTGS sont en cours d’installation en Tunisie et en Libye.
La modernisation en Mauritanie est à un stade débutant. Depuis 2005, le renforcement de la supervision a conduit à un meilleur provisionnement des dettes. Là aussi un système d’interconnexion électronique a été lancé. Le problème de la Mauritanie demeure cependant la concentration de ses crédits et l’appartenance des banques à des groupes familiaux, dont elles constituent en fait le bras financier (et dévoué…). Deux étrangères sont entrées sur ce minuscule marché en 2006 et les nouvelles exigences de capital minimum devraient donner lieu à des fusions ou à des ouvertures de capital. Mais aucune des 10 banques commerciales du pays (dont 9 privées) n’a réussi entrer dans notre classement.
Le secteur bancaire en Afrique du Nord est généralement dominé par les banques publiques, à l’exception de la Mauritanie qui a privatisé dans les années 1990, du Maroc, où les banques publiques se limitent à 24,4% du marché, et de la Tunisie (30,6%). En Algérie, les 6 banques publiques monopolisent plus de 90%. Même chose pour les 5 banques publiques de la Libye, qui en a recapitalisé 3 en 2005. De récentes petites privées libyennes se sont cependant montrées pionnières dans la modernisation des moyens de paiement, comme Amen Bank et Bank of Commerce & Development, dont on entendra encore parler. Une bourse est née à Benghazi l’an dernier mais sans grande activité pour le moment.
Chaque pays mène actuellement un processus de privatisations à différents degrés. En Egypte, la Banque du Caire (9e du classement) qui devait fusionner avec la Banque Misr, 2e banque nationale, va finalement être cédée à 80%. La décision a été prise cet été, 8 mois après la privatisation de la 3e banque du pays, Bank of Alexandria, remportée par l’italien Sanpaolo IMI, à la barbe de BNP-Paribas. Le projet de cession de la Banque du Caire, qui compte un réseau de 200 agences, a provoqué la grogne dans les milieux politiques, dans la mesure où les opérateurs étrangers occupent déjà 29% du marché égyptien. Il n’y aura donc bientôt plus que deux banques universelles publiques en Egypte, au lieu des traditionnelles Big Four qui dominaient le secteur depuis des décennies.
En Tunisie les banques étrangères possédaient 34% des capitaux bancaires contre 16% en 2001. Après 2 privatisations, l’une en 2002 et l’autre en 2005 (Banque du Sud), le marché est partagé à parts égales entre banques publiques, privées tunisiennes et privées étrangères.
En Libye, un premier pas a été franchi avec la privatisation de Sahari Bank (mais sans restructuration préalable), tandis que l’Algérie poursuit lentement la cession de la majorité d’une banque publique, le CPA (10e du classement). Six banques internationales sont sur les rangs, dont 4 françaises, pour rafler les 130 agences et 15% environ du marché national. Cette première privatisation algérienne devrait se conclure cette année et portera la part des banques privées (toutes étrangères !) à environ 25% du marché. Malgré le durcissement des conditions d’accès les banques étrangères se bousculent sur le marché algérien en forte croissance.
Si les réformes avancent lentement dans certains pays de cette région de 160 millions d’habitants, les crédits à l’économie ont connu en tous les cas une hausse importante. En Algérie, cette part a quasiment doublé entre 2000 et 2005.
Nathalie Gillet

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Le florissant marché de la Finance islamique

Jeune Afrique, Hors-série Banques, Octobre 2007 (version originale de l'auteur)

S'il est un créneau prospère dans le secteur bancaire aujourd’hui, c'est bien la finance islamique. Avec une croissance estimée à près de 15% par an, soit 5 fois celle des banques conventionnelles, l'activité progresse de façon impressionnante depuis 2002. Parmi les facteurs qui expliquent le phénomène, il y a le constat d’une nouvelle ferveur religieuse dans le monde musulman, exacerbée par la guerre américaine en Irak. Quelques éléments conjoncturels aussi comme la flambée du brut qui remplit les caisses des pétromonarchies, la recherche par les investisseurs moyen-orientaux d'alternatives à leurs placements américains depuis les attentats du 11 septembre 2001, la déréglementation financière.
Que recouvre le concept de finance islamique ? Tout d’abord un objectif : faire coller la finance aux principes inscrits dans le Coran pour répondre aux besoins de financement de musulmans mal à l’aise avec le système bancaire conventionnel. Les textes encouragent en effet volontiers le commerce et le profit, mais interdisent strictement la pratique de taux d'intérêt considérée comme de l’usure (riba). L'argent ne doit pas faire de l'argent, la richesse doit provenir du travail.
Le système bancaire mondial heurte d'autres principes islamiques comme le partage équitable des gains et des pertes, l'interdiction de la spéculation sur des éléments d'incertitude (puisque seul Dieu est censé maîtriser l’avenir) : contrats d’assurance traditionnels, jeux de hasard et paris avec mise. Certaines activités économiques sont déclarées illicites comme l’alcool, armement, prostitution, casinos, jeux de hasard, consommation de porc. Investir son argent dans ces secteurs est donc prohibé. L'interdiction peut aller loin et couvrir le secteur de l'hôtellerie (lieu de consommation d'alcool) ou les médias (ceux qui appartiennent à l'industrie de l'armement ou proposent des publicités pour des produits illicites). Investir dans des entreprises endettées est également prohibé.
Mais comment rester compétitif sans facturer ses financements par de l'intérêt ? Les mécanismes sont complexes et pensés avec l'aide de savants religieux : au lieu de proposer un "crédit" immobilier classique, une banque islamique achètera elle-même le bien immobilier puis le revendra à son client par petits bouts, en lui facturant des "loyers" tous les mois… avec au passage une jolie marge bénéficiaire. Elle est copropriétaire. Le coût final de l'opération n'est pas nécessairement inférieur à celui d'un crédit classique mais le recours à l'intérêt a été contourné, puisque la banque a effectué une opération commerciale, pas un "crédit".
Des acteurs de la finance ont flairé le marché et développé dans les années 1970 une niche devenue aujourd'hui très lucrative. C'est au Proche et Moyen-Orient que l'on trouve la plus forte concentration de ce type de banques. La première à voir concrètement le jour a été Mit Ghamr Savings Bank en 1963 en Égypte (devenue Nasser Social Bank). En 1975, après la création par l'Organisation de la conférence islamique de la grande Banque islamique du développement (BID, à Jeddah), des banques islamiques commerciales comme Dubai Islamic Bank, Kuwait Finance House et Bahrain Islamic Bank son nées. Les Philippines s'y sont mises en 1973 (Ammarrah Bank), puis la Malaisie (1983) et l'Indonésie (1998). Certains pays sont allés encore plus loin en décrétant leur secteur financier tout entier islamique : Pakistan en 1979, Soudan et Iran en 1983.
Aujourd'hui, il y aurait plus de 280 institutions islamiques (contre 34 en 1983), banques et fonds d'investissement confondus, rapporte l'agence Moody's, pour un total d'actifs estimé $ 300 milliards ($ 500 milliards selon Standard & Poor’s). Bahreïn totalise 50 institutions et démontre la plus grande inventivité en matière de produits et de services, avec la concurrence accrue de Dubai et du Qatar. Autre pôle visible : la Malaisie, dont la part de finance islamique est passée de 0 en 1983 à plus de 12% aujourd'hui. Dans les pays du Golfe, 20% à 30% des dépôts sont "islamiques", 2 à 3% en Turquie. La National Commercial Bank (Arabie Saoudite), première banque arabe du monde, envisagerait de faire passer de 16% à 80% la part de ses crédits islamiques et pris la décision de convertir ses 260 agences de détail.
Leurs financements s'adressent essentiellement aux gros investisseurs et aux institutionnels. Fin 2005, la société portuaire de Dubaï a fait une offre à l'armateur britannique P&O Nedlloyds via un montage financier islamique : $ 3,5 milliards sous forme de Sukuk (obligations conformes à la charia). Les bénéfices ont été adossés à ceux de la Société des ports et zone franche de Dubai (PCFC), impliquée dans le deal. En 2005 gouvernement pakistanais a émis un emprunt de $ 600 millions pour construire une autoroute, les des pieux investisseurs se rémunérant sur l'activité future des péages. A l'été 2004, le Land allemand de Saxe-Anhalt a émis des Sukuk à hauteur de 100 millions d'euros pour attirer des investisseurs du Moyen-Orient. Pour ce faire, il céda une partie de son parc immobilier à une fondation nouvellement créée (installée aux Pays-Bas pour des raisons d'imposition), qui le mit en leasing aux investisseurs. Le fisc allemand a dû apprécier…
Même en Europe, avec ses 14 millions de musulmans (supposés clients potentiels) le marché suscite des convoitises. Le Royaume Uni a franchi le premier pas. Depuis bientôt 3 ans, le pays possède sa propre banque islamique : Islamic Bank of Britain (IBB). "C'est la première banque 100% islamique dans toute l'Europe", se félicite Farrukh Raza, Directeur des ventes de IBB. "Nous avons mis 2 ans à convaincre les autorités britanniques de la nécessité du projet mais aujourd'hui le gouvernement fait preuve de beaucoup de compréhension à l'égard de la communautés musulmanes". Plus que ça, l’actuel Premier ministre Gordon Brown a déclaré en juin 2006, alors ministre des Finances : "Nous avons l'ambition de faire du Royaume Uni le centre mondial de la finance islamique".

Avec un capital de 20,6 millions d’euro environ, IBB propose déjà des comptes courants, comptes épargne, cartes de débit, téléphonie et poste bancaire, prêts immobiliers, à la consommation, et banque par Internet. IBB compte un réseau d’une dizaine d’agences et envisage de lancer des opérations dans d'autres pays européens d’ici deux ans. "Le plan commercial prévoit des pertes pour les 3 premières années. Les actionnaires ne touchent donc pas de bénéfices, mais les dépositaires en percevront à partir de la 4e année de notre activité. Il faut beaucoup de patience", reconnaît Farujh Raza. Au nom du principe de partage des pertes et des profits, l'argent placé sur un compte d'épargne ou d'investissement islamique peut en effet générer… des pertes pour le client si les résultats de l’établissement sont mauvais. "Nous avons pris beaucoup de précaution pour que cela n'arrive pas mais pour avoir l'aval des savants islamiques nous devions maintenir un élément de risque de pertes dans les comptes", confie M. Raza.
Mais s’il n’existe pas d’autre banque islamique en tant que telle en Europe, les banques occidentales ont pour la plupart développé des fenêtres ou filiales spécialisées. Citibank a été la première a ouvrir sa filiale en 1996 à Bahrein, suivi de HSBC qui a implanté Amanah Finance en 1998 à Dubaï. Le groupe UBS a créé sa filiale Noriba Bank à Bahreïn en 2002. En juin 2003, le français BNP-Paribas a lancé une unité de banque islamique à Bahrein et vend ses produits aux institutions financières islamiques. D'autres banques conventionnelles dédient tout un département à ce créneau : Standard Chartered, Goldman Sachs, Dresden Bank, ABN Amro, Barclays, Société Générale, Deutsche Bank et plus récemment Calyon. L’essentiel est de trouver les bons religieux pour valider les produits. "Pour des raisons d'image, les banques françaises refusent de communiquer sur ces activités", regrette en France l'Association d'Innovation pour le développement économique et immobilier (Aidimm), think tank sur la finance islamique basé à Montreuil.
"En Grande Bretagne, les banques conventionnelles ont seulement ouvert des fenêtres : leurs produits sont limités (prêts immobiliers pour la plupart) et elles ne font pas de retail. Si certains ont commencé à offrir des comptes courants il n'y a aucune banque qui comme nous fasse de l'épargne, ou finance le commerce ou des institutions", insiste pour sa part M. Raza de IBB.
La création en France d'une banque islamique n'est pas pour demain, cependant. "C’est un problème de réglementation", explique le consultant Zoubeir Ben Terdeyet, de Isla-invest Consulting, première entité française spécialisée dans le conseil en investissement islamique. Parmi les obstacles : l'impossibilité pour les banques d'exercer une activité marchande (achat immobilier et mise en location par exemple), la double taxation puisque un prêt immobilier islamique consiste en une double opération (achat par la banque, rachat par le client), crédit-bail réservé aux professionnels, pas aux particuliers, etc.
"Les fonds islamiques d'investissement commencent cependant à être très actifs en France mais uniquement dans de l'immobilier car c'est ce qu'il y a de plus simple à mettre en place aujourd'hui", poursuit M. Terdeyet. Gulf Finance House, par exemple, aurait ainsi investi près de 400 millions d'euros dans l'immobilier, en passant par Centuria, filiale de Dexia et principal conseiller des grandes banques du Golfe en France sur ce créneau. La filiale de la Société générale, Fimat internationale banque, vient de lancer trois fonds de $ 20 millions.
"Notre ambition dans un premier temps est de créer un indice boursier pour les valeurs halal (licites) tirées d'Euronext", précise M. Terdeyet. Pour guider l'investisseur musulman, il existe déjà le Socially Aware Muslim Index (SAMI), lancé en novembre 1998, qui classe 500 sociétés aux activités conformes à la Charia, mais aussi le Dow Jones Islamic Market (lancé en 1999), qui regroupe 600 entreprises, majoritairement américaines, ainsi que des indices en Malaisie et en Indonésie. Mais rien en zone euro pour le moment.
Le business est donc florissant. Pour Ibrahim Warde, Professeur associé à la Fletcher School of Law & Diplomacy au Massaschussetts, "l’attrait actuelle de la finance islamique s’explique en effet aussi par les excès de la finance globale" et la recherche de financement plus éthiques. Mais les critiques ne manquent pas. Certains pointent du doigt la mauvaise gestion, au vu des échecs et faillites des années 1970-80 au Pakistan, en Egypte. "Les banques islamiques ont appris à leurs dépends que le partage des risques ne pouvaient fonctionner dans des pays où les entreprises tiennent des comptes falsifiés", explique Timur Kuran, professeur d'économie aux Etats-Unis.
Ensuite, pour s’adapter aux normes de la finance mondiale, certains savants ont accepté « d’actualiser » quelques principes et pratiques islamiques au nom de « l’intérêt général ». Les instruments qui rencontrent aujourd'hui le succès le plus important sont parfois ceux qui, dans les années 1970, étaient considérés comme illicites comme les produits d’assurance, spéculation par excellence sur la volonté de Dieu. On les appelle des takaful et ils totalisaient plus de $ 2 milliards en 2005, avec une croissance de 30% par an ( !), concentrés essentiellement dans le Moyen-Orient et en Malaisie. Sans parler de la re-assurance, appelée re-takaful. Même les compagnies d’assurances occidentales comme AIG, Allianz, Aviva présentes dans ces pays s’y sont mises. Il est également permis d'investir aujourd'hui dans des valeurs endettées dans la limite de 33% de la capitalisation boursière.
La finance islamique est devenue en fait un lieu réel d’innovation, avec une gamme de produits de plus en plus vaste. Nés il y a 10 ans, les sukuk, ou équivalents d’obligations version islamique, commercialisés auprès d’investisseurs internationaux, connaissent un succès en flèche depuis 2 ans. Conscientes de l’utilité de diversifier leurs risques, les banques islamiques recourent au marché des capitaux d’une façon de plus en plus élaborée. Au lieu de s’adosser uniquement à leurs comptes de dépôts ou au marché immobilier, elles se tournent même vers des… fonds spéculatifs islamiques.
Le secteur de la finance islamique va devoir répondre rapidement à plusieurs défis, outre la faible capitalisation des institutions sont premièrement faiblement capitalisées. Un problème de ressources humaine d’abord : la légitimité du secteur repose fortement sur le rôle des religieux, qui émettent les fatwas nécessaires à tout nouveau produit. IBB au Royaume Uni consulte 3 cheikh reconnus. Or il est très difficile de trouver des spécialistes à la fois de théologie et de finances, et en outre polyglottes. Il existe une douzaine d’anglophone, souvent surbookés, et aucun francophone qualifié.
Ensuite, les positions diffèrent d'un pays à l'autre, d'un conseil des sages à un autre. Il y a nécessité de standardiser les avis des divers comités de charia'a. Seule la Malaisie pour le moment dispose d’un bureau national unique de la Charia, supervisé par le gouvernement au lieu de banques individuelles. Enfin les mesures de contrôle doivent être renforcées, tout comme la transparence. Il existe très peu d'études statistiques ou de répertoires, ne serait-ce que pour comparer les marges appliquées par les banques islamiques et les taux d'intérêts. Il n’y a souvent même pas d'organismes de régulation de ces marges, contrairement à l'environnement réglementé des taux d'intérêts classiques. Seuls le Koweït et Bahreïn ont émis une réglementation spécifique pour le secteur, le second disposant d’un exieant Accounting and Auditing Organisation for Islamic Financial Institution (AAOIFI).
Dans la pratique, affirme Timur Kuran, la plus grande partie des institutions islamiques actuelles intègrent des taux d'intérêt (maquillés) dans leurs montages financiers. Beaucoup de penseurs musulmans dénoncent un déplacement de vocabulaire. Certains fonds d’investissement ont des « stratégies offshore », reconnaît M. Terdeyet. Une partie des banques agit dans des paradis fiscaux et la majorité placent leur capital dans l'économie classique. De nombreuses questions qui cherchent encore des réponses.
Nathalie Gillet

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ENCADRE : L’Afrique nouveau marché

Malgré le potentiel, il n'existe pas de banque 100% islamique au Maghreb. Mais la pression monte et en février, la Tunisie a autorisé la création de la première banque islamique pour le développement du commerce interarabe. Malgré ses réticences, la banque centrale marocaine a finalement autorisé les banques classiques en mars à commercialiser à partir de juillet trois types de produits islamiques (musharaka, murabaha et ijara). Ils sont appelés toutefois « alternatifs » et l’autorisation d’ouvrir une banque islamique n’est pas à l’ordre du jour.
Mais sur le reste du continent aussi les choses bougent. Le Kenya qui espère bien attirer les liquidités du Golfe vient d’ouvrir sa première banque islamique en avril dernier, Gulf African Bank, qui appartient à un consortium : Bank Muskat International (55%), Istithmar (appartenant au gouvernement de Dubaï, 30%) International Finance Corporate (10%) et PTA Bank (5%). L’Afrique de l’Est pourrait en accueillir une deuxième Abu Dhabi Islamic Bank ayant annoncé en avril son intention de créer Great Lakes Islamic Bank à Kampala qui couvrira toute la région.
Enfin, les réformes engagées depuis 3 ans par le Nigéria dans le secteur bancaire ont aussi permis des opportunités de banque islamique. African Alliance Insurance, le principal fournisseur depuis 2003 de takaful, ou produits d’assurances islamiques, est en train de fusionner avec African Alliance Realty, Fire Equity et General Insurance. Cette année le pays devrait également voir naître sa première banque islamique, avec le lancement par une nouvelle holding de Jaiz Bank International. Une autre banque devrait proposer au Nigeria des produits islamiques : Platinium Habib Bank (PHB), née de la fusion de deux institutions américaine et pakistanaise. Quant à l’Afrique du Sud, Absa Bank a lancé Absa Islamic Banking en mars dernier. Reste à former le personnel adéquat dans ce secteur encore très jeune sur le continent.
NG

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ENCADRE : Principaux produits islamiques

- Moudaraba :
La banque finance entièrement l'entrepreneur et partage les bénéfices avec lui selon un pourcentage fixé à l'avance. Elle prend à sa charge les pertes éventuelles. La gestion du projet revient exclusivement à l’entrepreneur.

- Mousharaka :
Sorte de partenariat où la banque contribue avec l'emprunteur au capital, comme un actionnaire classique, profits et pertes étant partagés entre les deux au prorata de la participation. La banque, contrairement à la moudharaba, a un droit de regard sur la gestion du projet. Ces contrats ne représentent que 10% de l'activité bancaire islamique.

- Mourabaha :
Forme de prêt à court terme pour la fourniture de matières premières, biens d’équipement; la banque acquiert une marchandise pour le compte de son client, puis lui en transfère la propriété une fois qu'il en a payé le prix, avec bien sûr une marge bénéficiaire fixée à l'avance. Mode de financement de loin le plus pratiqué dans les banques islamiques, dans le financement de l'import-export (plus de 70% de l'activité).

- L’Istisna’a :
Variante de la Mourabaha, qui permet de financer l’acquisition d’un bien en cours de construction ou fabrication. Plus risqué pour la banque.

- L'ijara :
Sorte de contrat de location ou de crédit-bail; la banque achète une marchandise (biens d’équipement ou immeubles) qu'elle loue à son client pour une certaine période. Via l’option d'achat le client peut à terme en devenir propriétaire (avec la marge de rigueur). Dans ce cas, il ouvre un compte d’épargne où il verse des montants réguliers. Concerne surtout le secteur des transports, l'immobilier et la machinerie.

- Sukuk :
Obligations destinées à financer un projet sous forme de leasing, sorte de titrisation des produits financiers de base. L’investisseur court un risque de crédit et reçoit une part des bénéfices au lieu d’un intérêt. Le marché actuel dépasserait les $ 10 milliards et évoluerait à un taux annuel de… 90%.
NG

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- Israël : les liens commerciaux se tissent avec la Jordanie et l'Egypte
La Tribune, Paris, 27 mars 2006

En Egypte comme en Jordanie, seuls pays arabes à avoir signé un traité de paix avec Israël, le pragmatisme économique s'est lentement imposé, malgré le décalage des opinions publiques. L'instauration dans les années 1990 de Zones industrielles qualifiées (QIZ) en Jordanie a fait d'Israël le 6e partenaire commercial du royaume, avec 360 millions $ d'échanges aujourd'hui, contre à peine 15 millions avant 1996. Selon ce système inventé par les Etats-Unis, les produits fabriqués dans ces zones peuvent accéder au marché américain sans quotas ni droits de douane. A la condition de contenir un minimum de composants israéliens (8,5%)…

Ce sont les QIZ qui ont ensuite servi de base à l'accord de libre échange conclu en 2000 avec les Etats-Unis, devenus en l'espace de 5 ans le premier client du royaume (30% de part). Ces zons ont surtout permis à la Jordanie d'acquérir la culture industrielle dont elle était dépourvue, même si la moitié des emplois créés sont asiatiques. Plus de 90% de l'activité des QIZ provient du secteur textile, habituellement très protégé sur le marché américain. Ainsi, non seulement ces entreprises ont bien traversé la fin des accords multifibres en janvier 2005, mais aussi leurs exportations ont continué de croître.

C'est l'inquiétude suscitée par cette échéance de janvier, ajoutée au désir de conclure à son tour un accord de libre échange avec les Etats-Unis, qui a finalement décidé l'Egypte à signer fin 2004 un accord tripartite du même genre. A côté de la griffe du ministre égyptien du Commerce et de l'Industrie Rachid Mohammed Rachid, figure celle de son homologue israélien… à l'époque un certain Ehud Olmert.

Les QIZ égyptiennes n'ont pas une année mais "la première difficulté qui fut de trouver les nouveaux fournisseurs israéliens nécessaires a été surmontée", affirme Ali Awni, qui supervise le programme au ministère. L'Egypte a par ailleurs signé en juin dernier un accord gazier, l'engageant à fournir à Israël 1,7 milliard de m3 de gaz naturel par an.

Mais pour l'opinion les deux pays arabes, l'opinion publique le tabou n'est pas encore dépassé, estime un diplomate à Amman : "Dans le milieu des affaires, on parle des QIZ pour se féliciter de leur croissance mais on évite d'évoquer en public les aspects israéliens". Les élections israéliennes, en outre, ne suscitent de grands débats passionnés. "Depuis le temps que les gouvernements changent, personne n'en attend plus véritablement grand chose", poursuit le diplomate. C'est davantage l'actualité palestinienne et le phénomène Hamas qui mobilise, notamment en Jordanie, dont plus de la moitié de la population est d'origine palestinienne. Le choix des électeurs palestiniens doit être respecté, martèle-t-on. Mais du côté des élites et, pour d'autres raisons, des gouvernements, l'existence aux frontières d'un pouvoir radical islamiste met très mal à l'aise. "Nous sommes contre l'existence d'un parti des Frères musulmans", a tenu à rappeler récemment le conseiller politique du président égyptien, Osama el Baz.

Nathalie Gillet