- Mauritanie : la nostalgie du désert

Marchés tropicaux et méditerranéens, Numéro spécial Juin 2004

La proportion de nomades et de sédentaires s'est inversée en moins de 30 ans au profit de la ville. Le désert continue toutefois de marquer les esprits et de rythmer le quotidien d'une société en profonde mutation.

La société mauritanienne, autrefois nomade à 95%, a connu en l'espace d'une trentaine d'année un bouleversement formidable, sous le double effet de la sédentarisation et de l’urbanisation. Les grandes sécheresses des années 1970 ont eu raison d'un mode de vie devenu trop rude, et ont sédentarisé à 95% les hommes bleus du désert. Le changement est énorme et les grandes villes comme Nouakchott (la capitale) ou Nouadhibou s'étendent à un rythme étourdissant, qui propulse le secteur de la construction sans rapport véritable avec la croissance économique du pays. Partout des villas se bâtissent, à la périphérie comme dans le centre de la ville, poussant les autorités à adopter une numérotation métrique des pas de porte – une entrée porte pour numéro l'équivalent du nombre de mètres qui la sépare du début de la rue.

Malgré leur récente urbanisation, les Mauritaniens sont restés profondément attachés au désert. L'époque actuelle est en ce sens exceptionnelle puisque la plupart d'entre eux ont à la fois grandi dans le désert, connu parfois le nomadisme, et se sont construit une vie d'adulte dans la ville. "Les Mauritaniens de toutes classes sociales ne rêvent encore que d'une chose sitôt qu'ils disposent de 3 jours de congés : retourner dans le désert, seuls ou chez des cousins, planter la tente et boire le lait de chamelle", explique un riche commerçant maure de Nouakchott.

"J'ai la phobie des horizons bloqués"

Contrairement à leurs voisins maghrébins, les habitants de ce pays n'ont pas l'obsession de l'émigration. "Je voyage souvent, j'adore Paris, mais je ne peux rester plus d'une semaine en Europe sans me sentir étouffé par ces villes peuplées d'immeubles. Le désert et son horizon à perte de vue me manque. J'ai comme beaucoup de mes concitoyens la phobie des horizons bloqués", explique Jamal, commerçant maure de Nouakchott. La capitale porte d’ailleurs en elle les traces de cet état d'esprit, avec ses larges espaces et avenues, ses quartiers éloignés les uns des autres, qui désorientent le visiteur. Difficile au premier abord de rassembler mentalement ces différentes parties, de sentir une unité générale, une ville.

Les citadins sont en fait restés nomades en esprit et beaucoup de ceux qui possèdent des appartements climatisés n'hésitent pas à dormir dans leur cour, sous la tente. Le sable est partout dans la ville, dès que l'on pose un pied par terre, à Nouakchott comme à Nouadhibou. Inutile de chercher un trottoir au bord des quelques routes goudronnées, le piéton n'a d'autre choix que de s'accoutumer au nouvel élément ou de héler un taxi.

Peut-être est-ce aussi ce désert avec sa rudesse qui a fait que la profonde piété religieuse des Mauritaniens est restée une piété personnelle, que chacun garde pour lui. On est loin ici du dogmatisme et du militantisme oriental. La Mauritanie est le pays de l'islam tolérant d’influence africaine, ouvert à l'étranger. Par sa structure sociale et ses mœurs, elle ne ressemble de fait à aucun pays arabe. La monogamie est de rigueur et la virginité des femmes tant sacralisée dans la plupart des pays musulmans semble ici n’avoir qu’une importance mineure. De quoi dérouter encore le visiteur étranger.

Il n'en demeure pas moins que la vie est loin d'y être facile pour tout le monde. L’importance des migrations internes, la détérioration des infrastructures économiques et sociales de base, la baisse de la production agricole, ont limité ces dernières années le niveau de vie général. Selon un rapport du Pnud, 46% de Mauritaniens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Le taux d’analphabétisme est toutefois passé de 61,5% en 1988 à 47% en 2000 et le taux de chômage de 26% à 19%. Le nombre de ménages ayant accès à l’eau par l’intermédiaire de branchements ou de fontaines publiques a quadruplé (41% en 2000 contre 12% en 1988) et le taux d’accès au réseau d’électricité s'élevait à 19% en 2000, contre 7% en 1988. Enfin, un système de solidarités familiales fait qu'un actif en Mauritanie fait vivre plusieurs dizaines de personnes.

L’option démocratique a été prise en 1991 en même temps que celle de la libéralisation économique. La Mauritanie est aujourd'hui une économie ouverte. Mais le putsch manqué de juin 2003 met aujourd'hui les avancées démocratiques au défi (cf. article politique). D'autre part, le culte de la discrétion voire du secret pour le moindre document administratif atteint parfois des degrés pathologiques.

Trait d’union entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche, la Mauritanie est malgré tout restée divisée en groupes tribaux et ethniques, séparés en grandes catégories : maures blancs, maures noirs (ou négro-africains) et haratines (anciens esclaves). Elle ne manque certes pas d'ouverture et a d’ailleurs récemment réintroduit le bilinguisme dans les écoles, enjeu hautement politique. Mais dans cette société féodale, les "séquelles de l'esclavage" (comme on l’appelle officiellement), où le lien séculaire entre maître et esclave est difficile à rompre, d'un côté comme de l'autre, sont complexes à analyser. Tous ne sont pas encore prêts à renoncer au statut et à l’identité qu’il confère. Une chose est sûre, la ville n’a pas dit là non plus son dernier mot. En rassemblant dans des écoles des enfants qui socialement n’avaient rien en commun à l’origine, elle finira sans doute immanquablement par estomper les vieilles logiques. Peut-être aussi la profonde nostalgie du désert.

Nathalie Gillet